Contexte- D’entretiens avec Olivier Clément est né l’ouvrage de Guy-Marie Riobé « La liberté‘ du Christ » L’extrait ci-dessous vient après l’évocation de trois interventions : sa déposition au procès de trois objecteurs de conscience, le 8 janvier 1969 ; sa note contre la livraison d’armes au Brésil le 22 juin 1970, suite à la conférence de Don Helder Camara à Orléans le 13 mai précédent ; sa protestation contre les essais atomiques à travers un texte paru dans la presse locale le 10 juillet 1973 : non aux armes nucléaires »

Olivier Clément : Lors de chacune de ces trois interventions, vous avez été amené à parler de la non-violence. Pouvez-vous préciser davantage votre pensée sur ce sujet, si important de nos jours ?

Guy-Marie Riobé : Il est vrai que c’est la non violence qui donnait leur véritable dimension et leur véritable signification aux trois gestes dont j’ai tenu à être solidaire.

Pour ma part, je vous l’ai déjà dit, j’ai acquis la conviction que le dynamisme même de l’Évangile nous amenait à nous situer dans le dynamisme de la non-violence. Je n’ai pas compris cela en interprétant plus ou moins partiellement, et plus ou moins partialement, tel ou tel verset de la Bible, mais en réfléchissant sur la signification profonde de la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus. Comment pourrions-nous ne pas reconnaître les violences qui torturent, mutilent et aliènent les hommes comme l’expression la plus scandaleuse de ce que nous appelons le « péché de ce monde» ? Dès lors, comment ne serions-nous pas amenés à opérer une rupture radicale par rapport à toutes ces violences, du moins pour autant que cela est en notre pouvoir ? En ce sens, nous sommes tous appelés à devenir « objecteurs de conscience » par rapport aux injustices et aux violences du « désordre établi ».

Tout l’Évangile nous montre Jésus affirmer sa propre liberté par rapport à ces violences, non seulement en n’acceptant pas d’en être complice, mais en les dénonçant et en les combattant. Et de même, tout l’Évangile appelle l’homme à conquérir sa propre liberté par rapport aux violences qui sollicitent sa collaboration. J’avoue ne pas pouvoir retrouver la marque de l’Évangile dans tous ces accommodements, tous ces arrangements, toutes ces compromissions à travers lesquels les chrétiens, au cours des siècles, ont cru pouvoir pactiser avec la violence. J’ai peur que nous ayons souvent succombé à la tentation de nous résigner devant la violence en contribuant ainsi à la rendre inéluctable. Le pire me semble être que nous en soyons venus à élaborer une théologie de la violence légitime, comme si Dieu pouvait lui aussi s’accommoder de nos violences.

J’ai le sentiment que la complicité des chrétiens avec les violences est ce qui a le plus contribué à briser le ressort de l’espérance chrétienne. L’une des affirmations centrales de l’espérance chrétienne, c’est que la violence n’est pas une fatalité et que, par conséquent, l’histoire peut devenir non violente. La théologie de l’espérance ne peut pas ne pas être une théologie de la non-violence. Or les faits ne montrent-ils pas que nous avons renoncé à espérer ? Il y a vingt siècles, Jésus est venu donner la paix aux hommes, et cependant, aujourd’hui encore et aujourd’hui plus que jamais, nous préparons la guerre en investissant le meilleur de nos énergies dans une course effrénée aux armements, tandis que nous nous montrons incapables de venir en aide aux peuples qui meurent de faim. Or, face à cela le témoignage chrétien est surtout remarquable par sa timidité. Nous sommes devenus tellement « raisonnables » que nous ne sommes plus capables d’aucune de ces audaces qui nous sont pourtant demandées par l’Évangile. Je pense précisément que la non-violence est une de ces audaces qui nous est demandée aujourd’hui.

Trop souvent, nous avons voulu cultiver nos vertus intérieures en n’ayant pas le courage de mettre au jour les complicités que nous entretenons avec les violences qui font que l’homme a faim, que l’homme a soif, que l’homme est nu, que l’homme est en prison, que l’homme meurt. Or l’Évangile est parfaitement clair à ce sujet : la qualité de notre christianisme est fonction de l’amour dont nous savons témoigner concrètement à l’égard de ces hommes qui subissent ces violences.

On parle beaucoup, ces temps-ci, de la nécessité d’un renouveau de notre foi. Pour ma part, je pense que le renouveau de notre espérance et de notre charité est encore plus urgent. Et je suis convaincu que ce double renouveau exige de nous que nous nous engagions résolument dans les voies de la non-violence.

 La liberté du Christ P 41..44