Contexte  En mai 1978, Henri Fesquet demande à une trentaine de personnes d’écrire leur « confession de foi ».Celle du père Guy-Marie Riobé, évêque d’Orléans, paraît dans le Monde des 9-10 juillet, huit jours avant sa mort.

Comme une flamme en appelle une autre

Quand pourrons-nous donc, délivrés de nos formules exsangues et de nos abstractions, confesser notre foi en l’Esprit Saint par une parole capable d’aller du cœur au cœur, comme une flamme en appelle une autre ?

Croire en l’Esprit, c’est croire en la vie, c’est croire que toute vie aura en lui, définitivement, victorieusement, le dernier mot sur toutes les fatalités de désagrégation, d’immobilisme et de mort. Croire en l’Esprit, c’est croire en l’histoire comme histoire du salut, histoire de la libération de l’homme, de tous les hommes.
Je crois au Saint-Esprit non pas comme à une porte ouverte pour m’évader, mais comme à la seule espérance qui puisse, en définitive, animer l’histoire des hommes.
Je crois en l’Esprit qui anime aujourd’hui les grandes poussées de libération qui tendent vers une universalité humaine concrète, diverse, capable dès lors de communion faite de l’égale dignité et de la libre rencontre de l’homme et de la femme, des ethnies, des cultures.
Je crois en l’Esprit qui vibre dans les cris du tiers monde comme un appel au partage des biens de la terre, au respect des peuples longtemps méprisés, au dialogue des civilisations reconnues dans leurs différences et leur originalité. Tout homme est mon frère parce que nous sommes tous fils d’un même amour. Tout homme m’est sacré parce que tout homme est fils de Dieu.
Et je crois en l’Esprit qui dans les mêmes temps fait grandir dans nos pays, d’une manière parfois sauvage, déconcertante, une grande soif du sens.

C’est en dehors de nos Églises, je le sais, que bien des hommes recherchent ce Dieu d’amour que seul l’Esprit peut nous donner de connaître et d’aimer. Je le regrette, mais je les comprends. Toutes les institutions, tous les signes, même les plus sacrés, se dégradent s’ils n’acceptent à chaque printemps de faire peau neuve, quels que soient le prix et l’ampleur des déchirements et des souffrances à consentir. Nos communautés, comme toutes les institutions, n’échappent pas au temps ni à son usure. L’Église, à divers moments de son histoire, a pris peur de l’Esprit, a cessé d’être mystique et créatrice pour devenir juridique et moralisante. Alors les bourrasques de l’Esprit ont soufflé à sa périphérie et parfois contre Elle dans une grande exigence de vie créatrice, de justice et de beauté. « Il y a des athées ruisselants de la parole de Dieu », disait Péguy, et c’est toujours vrai.

Je crois que Dieu nous accompagne tous dans notre aventure humaine et que seule sa présence est éternelle, et non pas les structures, les paroles, les images que, peu à peu, au fil des siècles, nous avons adoptées pour nous signifier à nous-mêmes son compagnonnage. Notre Église n’a rien à redouter des critiques qui lui viennent d’ailleurs quand elle sait les écouter comme un appel de Dieu. Elle ne saurait verrouiller les portes pour disposer plus sûrement d’elle-même. Elle se reçoit à chaque instant de Dieu pour être sans cesse envoyée, immergée dans le monde, pauvre, modeste, fraternelle, messagère de joie, donnant sa voix aux pauvres, aux hommes que l’on torture ou que l’on tue, à tous ceux-là qui nous crient silencieusement l’Evangile. Telle est pour l’Église, et pour tout chrétien, la nécessité, parfois l’urgence, de discerner et de fonder la raison des ses attitudes, de ses jugements, de ses réactions devant tous les grands mouvements de l’histoire. Discerner sans éteindre ou contrister le libre jaillissement de l’Esprit et de la vie qu’il suscite.

Ainsi pourrons-nous retrouver l’actualité de ces grands réveils humains, venus du cœur de l’homme à la manière de pentecôtes successives. C’est Dieu qui, par tout ce courant qu’on appelle prophétique, défend son œuvre, défend qu’on ne la mutile et ne la paralyse. Il y a là, et dans le plus quotidien de la vie, un véritable don de l’Esprit chez tant de vrais vivants qui ne cessent de réinventer l’amour et la joie profonde d’être. Il jaillit parfois à la surface de l’histoire avec un Dom Helder Camara, par exemple. L’Église doit à nouveau laisser la parole de Dieu ensemencer l’histoire.

Dans ces contingences nécessaires, ma foi cherche toujours au-delà.
Je souhaite qu’entre chrétiens, de nouveau divisés, nous soyons capables de célébrer ensemble, dans la foi la plus pure, notre amour pour Jésus-Christ qui dépasse nos querelles d’un temps.
Je souhaite qu’entre croyants, à la recherche de notre unique Dieu d’amour, il soit possible de nous réunir quelquefois, même si c’est dans le silence de nos prières différentes, dans l’unité du même et seul Esprit qui nous fait crier Abba, Père.
Je souhaite qu’entre hommes nous mettions en commun toutes nos forces d’amour pour que les enfants de demain connaissent la fin de l’injustice et le haine.
Je communie ainsi à l’espérance de tous ceux qui sont convaincus qu’une terre de respect, de justice, d’égalité et d’amitié est possible.
Je me sens solidaire de ceux qui en ont fait le combat de leur vie. Et je me réjouis qu’actuellement beaucoup de jeunes se soient donné pour tâche de rebâtir cette terre.

Nous avons tous rendez-vous avec cet amour inconnu que nous ne pouvons ou n’osons pas nommer de peur de l’enfermer dans les limites de notre temps. A des âges différents de la vie chacun l’accueille et le dit à sa manière. A des moments divers de l’éveil spirituel de l’homme, chaque civilisation le reçoit et l’exprime dans sa culture. Car c’est bien l’humanité tout entière qui a rendez-vous avec Dieu : à sa naissance ? à certains moments de son histoire ? à l’apogée de son évolution ? Que m’importe, c’est le secret de Dieu et non le mien, mais je crois qu’il est et sera là, de manière inattendue aux rendez-vous de l’histoire humaine, comme il est et sera aux rendez-vous de chacune de nos histoires personnelles.

Il me suffit de retrouver dans cette immense espérance une grande part de l’Evangile. C’est alors que je me souviens de Jésus de Nazareth. Je le retrouve aujourd’hui au cœur de tout ce peuple des chercheurs de Dieu. Oui, je crois que Jésus est vivant, ressuscité, source de l’Esprit, qu’il est une personne présente, qu’il peut être l’ami des hommes et que cette amitié peut faire le but de toute une vie. Etre chrétien, après tout, n’est-ce pas accepter de se recevoir continuellement du Christ comme on se reçoit de tout regard d’amour ? Tous les jours, il me semble rencontrer le Christ pour la première fois.
Il me suffit de croire qu’en retournant à son Père, après sa résurrection, le Christ nous a rendus libres par le don de son Esprit et qu’il a ouvert à notre responsabilité, jusqu’à ce qu’il vienne et pour qu’il vienne, le chantier de l’histoire.
Dans ce sillage de liberté créatrice, nous n’aurons jamais fini de marcher en responsables devant Dieu, d’apprendre à vivre et à mourir.

Guy-Marie Riobé
Evêque d’Orléans (1963 – 1978)

Ce texte figure également dans
« La passion de l’Evangile. Ecrits et paroles »
Ed. du Cerf (1978) p. 129-132