Contexte- L’intervention de Guy Marie Riobé à Lourdes, en 1972, « Au sujet de la préparation au ministère des prêtres » est dû au nombre de prêtres qui, à cette époque, quittent le ministère, s’interrogent sur le présent et sur l’avenir. Ces hommes qu’il connaît bien le pousse à intervenir, pour réfléchir sur la fonction du prêtre et, plus largement, de la vie de l’Eglise.

Quand nous abordons le sujet vital de la préparation au ministère des prêtres, nous devrions pouvoir aboutir à de courageuses conclusions pastorales, fussent-elles douloureuses à conduire à leur terme.
Qu’il me soit permis, dans ce sens, d’énoncer brièvement, quatre éléments de réflexion personnelle, dans l’espoir de les voir compris sinon partagés. Nous devons constater que pour un nombre grandissant de prêtres une certaine manière de vivre le ministère est aujourd’hui dépréciée. Il faut que nous sachions entendre ces prêtres le dire avec une sincérité grave : leurs fonctions n’ont plus de sens pour eux, leur rôle social leur paraît très éloigné de l’Évangile, l’idéal du prêtre selon lequel ils avaient vécu leur semble anachronique. S’il nous restait quelque hésitation à entendre leur voix, l’évolution socioculturelle viendrait nous éclairer. Nulle fonction sociale (fut-elle ecclésiale) ne saurait subsister lorsque la société pour laquelle elle fut conçue n’existe plus. Or nous savons combien la forme actuelle du ministère était adaptée à une société stable qui a volé en éclats. Vouloir maintenir les formes actuelles du ministère, n’est-ce pas nous fermer les yeux délibérément sur le monde dans lequel nous vivons ?
Une forme de vie semblable à celle des religieux, un modèle social proche de celui des notables caractérisait la vie du prêtre. Le « sacerdoce » faisait l’objet d’un attachement affectif intense : après une longue préparation spéciale, il mobilisait toutes les activités pour toute la vie, il représentait la plus haute fidélité à l’Évangile et ne faisait qu’un avec l’attachement du prêtre à Jésus-Christ : il définissait son identité personnelle et sociale. Une telle vision a été contestée depuis des années par des laïcs et des prêtres. Certes des évolutions se sont déjà produites dans le style des rapports laïcs-prêtres, des fonctions nouvelles sont apparues (participation à la vie des groupes chrétiens, prêtres au travail…). Mais ces efforts sont encore trop modestes aux yeux d’un certain nombre (prêtres et laïcs) tandis que pour d’autres ils ne correspondent pas à l’ancienne conception du sacerdoce ni à la formation reçue.

Crise des fonctions, fin d’un état d’esprit, très grandes difficultés pour créer de nouveaux modèles de ministère dans le cadre pastoral actuel, tout cela permet de comprendre que les jeunes prêtres quittent la fonction presbytérale sur ce simple constat : la voie est sans issue. Chez d’autres, moins spontanément lucides peut-être, un sérieux ébranlement affectif, la découverte de la valeur de l’amour, de la lutte politique, d’une activité professionnelle, entraînent le même résultat.
Face à ces réalités, il semble qu’il n’y ait plus grand-chose qui pèse sur l’autre plateau de la balance. Les accusations de manque de générosité, de solidité, de foi, ne sont-elles pas souvent gratuites et en tout cas trop courtes ? Sans doute connaissons-nous des prêtres qui parviennent dans cette même situation à inventer des formes nouvelles de service et de rayonnement. Mais combien sont-ils ? Quelle personnalité et quelle créativité vigoureuse cela ne requiert-il pas ? Pourraient-ils résister à des conditions devenues plus défavorables dans leur vie personnelle et dans l’Église ? Nous connaissons aussi bien sûr de nombreux prêtres qui, en raison de leur âge, de leur tempérament, de leur foi, semblent bien s’accommoder de l’état actuel des choses. Mais même chez certains d’entre eux, on perçoit parfois une insécurité inavouée. On constate en tout cas que la jeune génération, celle précisément qui se prépare au ministère, manifeste clairement qu’elle ne peut plus y vivre. Il est donc grand temps d’envisager de nouvelles manières d’exercer le ministère presbytéral sans les bloquer avec une forme de vie déterminée, et même avec un idéal de « perfection évangélique » qui est en fait le propre de tout chrétien. Toute vocation est don de Dieu et exige d’être vécue dans la fidélité. La mission du prêtre est pour lui un appel constant à la conversion et à la perfection. Cette mission, nous ne pouvons en douter, la communauté chrétienne ne cessera jamais de l’exiger. Celle-ci a besoin de vivre la communion (en elle-même et avec l’Église de partout et de toujours) : elle a besoin d’être présidée en particulier quand elle célèbre l’Eucharistie : elle a besoin d’un service pastoral d’accueil, d’aide fraternelle, de souci de la responsabilité chrétienne commune : le ministère presbytéral répond à ces besoins.
Mais pourquoi ce ministère ne serait-il pas exercé par un membre de la communauté, choisi par elle, préparé à cette tâche, appelé, ordonné, envoyé par l’évêque, accomplissant cette fonction sans nécessairement l’exercer à temps complet, et cela tant que cette communauté ou une autre, le demanderait ? Ce ministère presbytéral se situerait nécessairement dans la diversité des dons et ne monopoliserait pas les fonctions dans la communauté.
Évidemment, et j’insiste sur ce point, cela suppose un immense effort pour susciter et animer des communautés chrétiennes dans l’Église en misant à fond sur la naissance et le soutien d’un laïcat dans sa responsabilité propre, et en évitant le risque de cloisonnements multiples. L’avenir de l’Église en dépend, et il vaut mieux donner à cette tâche toute l’énergie dont on dispose que de l’épuiser dans le jeu de structures trop souvent impuissantes et vides.

J’énonce en terminant une interrogation pressante : à quelles conditions pouvons-nous engager des jeunes dans le ministère si nous voulons être honnêtes avec eux ? Créons résolument des centres de recherche et de formation théologiques, ouverts à tous les laïcs qui le désirent et orientés vers de nouveaux styles de ministère. Il ne s’agit pas pour les laïcs de remplacer prêtres et religieuses moins nombreux : ils ne sont pas des auxiliaires du clergé.
Laissons-les vivre des « ministères » nouveaux dans l’Église, d’un autre type que le ministère sacerdotal. Ne définissons pas trop vite entre nous, évêques et prêtres, ces nouveaux ministères. Si la recherche se fait en lien étroit avec l’évêque, ces ministères naîtront peu à peu de la vie même des communautés et seront une richesse pour l’Église de demain. N’y a-t-il pas déjà des responsabilités diverses assumées par des laïcs et qui sont dès aujourd’hui pleines d’espérance ? Du même coup, on redécouvrira le sens profond de la fonction sacerdotale par une tout autre démarche que celle qui fut la nôtre dans le passé.
Des vocations sacerdotales d’adultes donneront une nouvelle stabilité au ministère presbytéral, sous une forme différente de ce qui a été suscité par les vocations d’enfants ou d’adolescents. Sans nul doute, certains seront alors amenés à choisir dans des conditions devenues plus saines, de vivre ce ministère dans le célibat, en y consacrant toute leur activité.
En conclusion, pour moi, la question essentielle reste encore à poser. La défense désespérée ou la difficile liquidation de structures passées ne dissimule-t-elle pas aujourd’hui à l’Église l’essentiel de sa tâche et de sa responsabilité ? Y aura-t-il demain des hommes et des femmes, mariés ou non, ministres ou non, religieux ou non, pour risquer toute leur vie sur l’Évangile ? Pour le vivre, mais aussi pour parier qu’il est encore une Nouvelle, et une bonne Nouvelle, qu’on peut annoncer – au cœur d’une existence qui témoigne de sa vitalité – à tous ceux qui ne l’ont pas vraiment entendu. Ceux-là seuls sauront prendre en charge les responsabilités nécessaires à la vie de l’Église. Il nous reste à prier le « Maître de l’impossible » et à nous laisser guider dans la lumière de son Esprit, en fidélité au concile Vatican II, dont depuis dix ans on multiplie les analyses, mais qu’il nous reste encore à vivre. »

G-M. Riobé –évêque d’Orléans-
Le Monde 1972