Contexte- Après les remous provoqués par la publication de son intervention à Lourdes en 1972, Guy Riobé avait décidé de s’interdire toute prise de position publique sur certains thèmes brûlants. C’est sous la pression d’un impérieux devoir de conscience qu’il prend à nouveau le risque de parler de la situation de l’Eglise et des ministères, sachant qu’il allait vers des affrontements plus graves encore et les appréhendant douloureusement.

L’Église est invitée au courage

Si je prends la parole, c’est que je suis persuadé qu’il y a actuellement dans l’Église de France, chez beaucoup de personnes et de communautés que je connais et estime, une réelle souffrance. Une souffrance souterraine, à peine visible parfois, mais grave, qui touche à l’essentiel : l’espérance. Des rencontres, des lettres, des confidences m’en apportent presque chaque jour la preuve.

Beaucoup parmi les plus généreux des prêtres et les plus vivants des laïcs sont en train de perdre ce qui pourrait encore demeurer en eux de confiance dans l’aptitude de l’institution ecclésiale à prendre en charge les énergies et l’avenir de l’Évangile. Que de cris entendus dont je voudrais me faire l’écho, soulignant seulement ici quelques traits plus marquants en divers domaines.

Ces derniers mois, sous la pression des milieux traditionalistes, il n’est question que d’abus dans la célébration de l’eucharistie, de la nécessité de s’en tenir aux textes officiels et aux formes approuvées. Même s’il y a des abus, la répression ne règle pas pour autant les vrais problèmes. Il s’agit de transmettre, plutôt que des rubriques irréprochables, une substance vivante, une tradition pleine de sens et capable d’engendrer. L’ Eucharistie est réellement vécue quand des chrétiens se rassemblent, en communauté d’action de grâces, pour célébrer dans l’ Esprit la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

Ceux qui ne parlent que d’abus, et organisent leur répression, se sont-ils sérieusement interrogés sur la « messe » de leur rêve, sur son aptitude à nourrir une existence évangélique pour notre temps et à ouvrir demain sur l’espérance ? La vérité de l’eucharistie appelle un langage vivant, celui des hommes dans leurs diversités d’âges, de cultures, de races. Comment ne comprennent-ils pas que ce domaine liturgique est l’un de ceux, très rares, où une création a lieu aujourd’hui : redécouverte, comme aux origines du christianisme, des eucharisties domestiques ou familiales ; élaboration de prières eucharistiques, dont des études critiques poussées ont montré qu’elles sont, dans leur majorité, pleines de sève traditionnelle. C’est cela qu’il faut admirer, mettre en valeur, aider positivement. Aux évêques de veiller à la vérité eucharistique des diverses célébrations.

Depuis plusieurs années on donne, dans la vie de l’Église, une grande importance aux problèmes de la sexualité. Les interventions se multiplient, le plus souvent pour blâmer, exprimer de la méfiance, rappeler des jugements anciens. Entre les réaffirmations de principe, leurs implications, leur langage, et la pratique d’un grand nombre de chrétiens, il y a un écart massif. De ce fait, bien des paroles officielles sombrent dans l’indifférence et le discrédit. Les jeunes les ignorent purement et simplement. Si l’Église ne sait pas comment dire, qu’elle écoute ceux qui ont à vivre ces réalités, qu’elle sache patiemment attendre et qu’elle cherche à comprendre au lieu de se crisper sur les positions d’un passé récent. Que de situations anciennes, douloureuses, où les interprétations de l’ Écriture sont diverses, les traditions ecclésiales divisées, les contextes sociaux et culturels périodiquement renouvelés. Certes l’Évangile n’est pas neutre. Il implique des choix précis. On ne peut oublier que l’authentique liberté de l’amour a jailli de la Croix. Plutôt que de dicter des interdits, que l’Église nous fasse donc entendre les appels de l’ Évangile, en nous redisant que ce qui est propre au christianisme c’est la dignité et la grandeur de l’amour auquel l’homme est appelé.

Mais c’est surtout la vie des communautés chrétiennes qui m’interroge. Si un nombre croissant de chrétiens, prêtres et laïcs, veulent rendre Jésus-Christ présent sur les chantiers du monde, là où rien ne permet encore de déceler une naissance de l’Église, on assiste ailleurs au jaillissement de communautés, diverses dans leur projet, timides dans leur expression, mais signes d’espérance parce qu’elles retrouvent la sève évangélique des premiers temps de l’Église.

Pour vivre, ces communautés chrétiennes ont besoin de prêtres. Elles ont le droit de dire leur mot dans le choix de leurs ministres. Souvent il existe en leur sein des hommes prêts à s’engager au service de leurs frères, à recevoir une formation, à assumer un ministère. Pourquoi refuser d’ordonner prêtres des laïcs mariés, sinon en vertu d’un blocage sur le célibat lié à une image irrecevable de la sexualité ? Le célibat librement accepté est un charisme personnel, d’une valeur irremplaçable pour l’Église et le monde. Très nombreux sont les prêtres qui, dans la joie, en donnent le vivant témoignage. Mais le célibat – et c’est la vérité de l’Évangile et de la tradition primitive de l’Église – n’a pas à être lié, d’un lien d’obligation, avec l’exercice du ministère presbytéral. La liberté évangélique des personnes et des communautés exigerait que ce lien soit dissous. Confiants dans l’inépuisable miséricorde du Christ, nous ne cessons d’espérer du pouvoir ecclésial la faculté de rouvrir en pleine clarté le dossier du célibat sacerdotal.

A un moment de l’histoire de l’Église où nous sommes rendus plus attentifs aux lentes germinations de l’Esprit, il nous faut saluer ces communautés chrétiennes, peu nombreuses encore, qui s’essaient courageusement, parfois au milieu de lourdes difficultés, à prendre en charge elles-mêmes les moyens de leur existence. Elles refusent de s’enfermer dans le ghetto de la secte ou dans la solitude de l’intolérance ; mais elles savent que si elles veulent subsister, vivre l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui, et engendrer des croyants, elles ne doivent plus, avec l’aide de l’esprit, compter que sur elles-mêmes, dans un effort jamais découragé de communion avec d’autres communautés, et avec l’Église universelle. Elles renouent ainsi, souvent sans le savoir, avec la tradition la plus ancienne de la vie communautaire des Églises locales. Comment leur refuserions-nous l’accueil, le soutien attentif, la participation joyeuse qu’elles devraient pouvoir rencontrer ?

Dans la foule des hommes et des femmes, qu’ils soient chrétiens ou qu’ils ne le soient pas, il y a des êtres qui cherchent, qui veulent une humanité plus humaine et qui se prête à Dieu. Puissent-ils rencontrer sur leur route une Église dépouillée de sa puissance, pauvre avec son Dieu pauvre, revenue à l’essentiel, riche du seul Évangile.

(Le Monde 16 février 1977)