Contexte – A la suite des réactions diverses suscitées par la publication dans Le Monde de l’intervention que Guy Riobé avait prononcé à Lourdes en octobre 1972, celui-ci a voulu préciser le sens de son initiative en s’adressant aux prêtres de son diocèse le 8 décembre 1972 :

Prêtres demain ….
De quelles communautés ?
Et pour quel ministère ?

Chers amis,

Je devance de quelques jours l’envoi de la lettre de vœux que je suis heureux de vous adresser chaque année à l’approche de Noël.
Si, exceptionnellement, je passe cette fois par La Vie diocésaine, c’est que l’objet de ma lettre, s’il vous concerne en premier lieu, rejoint les interrogations de bon nombre de laïcs, de religieux et de religieuses du diocèse.

Il me tardait en effet de vous écrire pour partager avec vous quelques réflexions, à la suite des réactions nombreuses, suscitées par mon intervention à Lourdes, et par sa publication dans le journal Le Monde.

Je sais bien tout ce que l’on a dit, et ce que l’on pourra dire, en ce qui concerne la critique externe de cette intervention.
Si le texte que j’ai donné au Monde n’est pas tout à fait le même que celui que j’ai lu à Lourdes, il n’y a, je puis vous l’assurer, aucune modification qui touche à l’essentiel. Un texte lu en assemblée peut difficilement être publié sans être revu et corrigé.
Je laisse à Henri Fesquet la liberté de son interprétation quant à l’accueil que l’Assemblée de Lourdes m’a réservé. Il est certain que le style de mon intervention était dans ce ton vif et quelque peu passionné qui « s’impatiente des lenteurs ».
On pourra discuter aussi du bien-fondé de la publicité donnée à cette intervention, et dont, sans en prévoir tout le retentissement, je mesurais la responsabilité. C’est là pour moi question de conscience.
En quoi du reste serait-il scandaleux qu’un évêque donne son point de vue dans une assemblée d’évêques à laquelle il est invité à participer ? Et à partir du moment où l’opinion publique est alertée par les interprétations les plus fantaisistes d’un texte tenu secret, pourquoi ne pas chercher à faire la vérité sur une question dont on mesure toute l’importance ? Le monde actuel rendra sa confiance à l’Eglise si elle parle clair, et sans détours.

En agissant ainsi, je ne pense pas « m’être pris au sérieux ». Je ne crois pas non plus avoir cédé à un moment de lassitude ou de découragement, encore moins à un manque de confiance en Dieu. C’était bien plutôt de ma part le résultat d’une longue réflexion sur les graves problèmes qui se posent de nos jours à l’Eglise; réflexion aidée par nos récents échanges au Conseil du presbyterium diocésain, confrontée aux travaux de la région apostolique du Centre sur le thème : « Quels ministères demain ? », soutenue par un travail d’équipe avec un groupe de théologiens et de pasteurs; réflexion qui rejoignait d’ailleurs les grandes lignes du rapport d’orientation de Mgr Frétellière.

Lors des conclusions de l’Assemblée de Lourdes, le cardinal Marty n’affirmait-il pas que « les évêques français peuvent abordés, sans briser l’unité, des points chauds » ? dans le « rectificatif » inséré dans Le Monde, je soulignais que « j’entendais participer à la recherche actuelle de l’Eglise, en communion avec mes frères dans l’épiscopat »

Mais tout cela, si nous nous y arrêtions, risquerait d’être une façon déguisée de ne point accepter la critique interne, c’est-à-dire l’objet même du débat.

Je veux avant tout autre chose supprimer le risque d’ambiguïté du passage de mon intervention sur l’exercice des fonctions du prêtre « pas nécessairement à temps complet, et cela tant qu’une communauté ou une autre le demanderait ».
Il ne s’agit absolument pas de préconiser ici un ministère considéré a priori comme temporaire; je n’entends pas non plus nier la valeur durable de l’ordination comme réalité sacramentelle.
Il s’agit en premier lieu de ne plus comprendre l’appel au ministère à la lumière d’une ecclésiologie qui voit l’Eglise comme un corps social organisé de haut en bas. C’est une communauté qui appelle, et en même temps c’est le responsable d’Eglise (par exemple, l’évêque ) qui appelle. Une communauté appelle pour son service, mais, d’une part, elle n’est pas nécessairement stable, et d’autre part son besoin peut varier ou cesser. (Tenant compte de ce fait, on a toujours « déplacé » des prêtres d’une paroisse à l’autre.) Le baptisé qui a été ministre de cette communauté peut être appelé à exercer son ministère au service d’une autre communauté, soit qu’il y vienne vivre, soit que cette autre communauté fasse appel à lui. Le tout sous la responsabilité de l’évêque. Le ministère est bien dans et pour l’Eglise, mais non pas indépendamment d’une relation vivante à une communauté réelle, nécessité vitale pour le rassemblement des chrétiens.

En second lieu, il faut cesser de considérer le «ministère ordonné» comme étant d’abord une qualité dont un baptisé deviendrait personnellement propriétaire. Quand un homme est appelé, et reçoit dans l’Eglise le don de l’Esprit, il lui est demandé-en même temps que la grâce lui en est conférée- de remplir un service pour lequel il est et demeure disponible. Il peut se faire aussi qu’on soit amené à ne plus exercer ce ministère. Il peut se faire aussi qu’on l’exerce ensuite à nouveau. Et au cas où le ministre ordonné serait mis dans l’incapacité d’accomplir son service, il n’aurait pas à ressentir ce fait comme une privation indue. Il devrait alors pouvoir trouver dans sa vie de membre de l’Eglise une raison suffisante de chercher l’équilibre et la sainteté.
Le ministère n’est pas une pure fonction au sens où ce mot s’opposerait à une vocation personnelle, à un charisme, ou à une ordination. Mais, c’est bien une fonction dans la communauté, une « grâce pour autrui », et non un privilège personnel, ou une désignation qui ferait du ministre l’organe d’une institution tenant en elle-même, en dehors ou au-dessus du Peuple de Dieu….

J’en viens à ce qui est pour moi au cœur de mon intervention. Je tiens d’autant plus à m’en expliquer avec vous que certains, parmi les prêtres et les laïcs qui m’ont écrit, m’ont exprimé leur souffrance devant ce qui leur semblait être de ma part une dévaluation, un « évanouissement » du ministère du prêtre. « A tout vouloir réduire à l’homme, on perd tout sens de Dieu. »

Essayons de réfléchir ensemble :

a) Ce n’est pas la première fois qu’au cours de l’histoire l’Eglise a éprouvé la nécessité de se réenraciner dans l’humain. Et cela, non par goût de l’humain, sans plus, mais parce que le dessein de salut, le plus transcendant et surnaturel, a commencé d’assumer, dès l’origine, toute réalité humaine.
Saint Thomas lui-même de son temps a consterné les croyants les plus spirituels en restaurant au sein même du mystère de l’Eglise la pleine valeur de l’homme et de l’humain, et leur juste autonomie. Vatican II ne signifie pas autre chose.
Mon intervention à Lourdes voulait se situer face à ces exigences les plus traditionnelles, mais aussi les plus régulièrement menacées, traduisant seulement en référence au sacerdoce ministériel ce qu’on dit plus couramment de l’Eglise dans sa totalité, ou encore de la foi.
Ce réenracinement du sacerdoce presbytéral dans l’humain, et donc dans la solidarité du monde des hommes, n’implique pas seulement pour moi de nouvelles formes possibles de ministères; il est l’exigence actuelle et solidaire de tout sacerdoce presbytéral, y compris de celui qui demeure le plus fidèle au style traditionnel.

b) Par ailleurs, mon intervention ne vise absolument pas à déconsidérer l’exigence évangélique du sacerdoce presbytéral, ni « l’attachement affectif intense voué au Seigneur ». Elle réclame plus que jamais ce « risque total de la vie sur l’Evangile » (et cela de façon diversifiée, et non selon un unique type monastique), mais elle le réclame de la part de toute la communauté chrétienne et non du seul prêtre. A mes yeux, seule une telle communauté aura des chances de susciter, de son propre sein, des vocations durables.
J’ai voulu insister sur ce fait qu’il n’est d’authenticité évangélique que s’il y a, en solidarité avec tous nos frères les hommes, pleine authenticité humaine. L’une implique et exige l’autre. C’est de cette exigeante fidélité à l’homme que Dieu veut faire surgir son Eglise et, par voie de conséquence, le sacerdoce des prêtres, un sacerdoce pleinement enraciné et solidaire.
Les formes les plus traditionnelles du sacerdoce presbytéral n’en sont nullement dévaluées pour autant, pas plus que le sacerdoce presbytéral n’est réduit au seul sacerdoce baptismal, comme s’il avait perdu toute son originalité spécifique.
Réclamer qu’il fasse davantage corps avec le plus pur des exigences humaines n’est pas le réduire à l’homme, sans plus. Ce n’est pas le rendre moins exigeant, mais c’est davantage le restituer au cœur du mystère du Christ Créateur et Sauveur.
J’ajouterai que parler de « ministères de laïcs » doit être saisi avec nuances. Ce n’est en aucune façon confondre tous les ministères. Si cet usage ou cette extension du terme sont neufs, nous devons sur ce point demeurer « critiques ».

c) En conclusion, si de nouveau et de façon visible le sacerdoce des prêtres retrouvait en Eglise tout son jaillissement humain, c’est alors qu’il redeviendrait signe et que, loin d’être dévalué, il serait à nouveau, en l’Evêque-Apôtre et avec lui, fondement de l’Eglise et, comme l’écrivait récemment Durrwell, « non pas réalité surajoutée mais primordiale ».
Nous le savons, les jeunes ont le charisme de pressentir tout cela. Ils savent mal le tirer au clair. Ils peuvent le vivre de façon incohérente, mais ce qu’ils ressentent si fort ne peut pas ne pas être recueilli, réfléchi en Eglise, et donc entre nous tous : laïcs, prêtres, religieux et religieuses.
Tous ce que j’ai exprimé ne saurait prendre sens et équilibre que replacé dans l’expérience et les expériences de l’Eglise, que lié au nécessaire cheminement des esprits et à la surprenante aventure d’un monde en re-création fondamentale, que respectueux des diversités de situations ou de mentalités, que tributaire des inventions de l’Esprit

Combien je partage ce qu’écrivait un prêtre du diocèse : « l’espérance me dit que je dois d’abord faire confiance au Christ, à l’Esprit Saint. Ils ne manqueront jamais d’assister l’Eglise et de lui donner les ministres dont elle a besoin… et peut être d’une tout autre façon que les gens d’Eglise le prévoient. »

Non, je n’ai pas ouvert une voie à la facilité, je n’ai rien retranché de ce que depuis bientôt dix ans je n’ai cessé de vous dire de vive voix ou par écrit. Ne me reprochez pas d’être « un évêque en recherche ». N’est-ce pas la vocation même de tout croyant que d’être un « chercheur de Dieu »? Ce n’est pas pour cela qu’il doute. Plus que jamais, je crois à la valeur irremplaçable d’une vie qui se joue tout entière sur la fidélité à la Parole donnée, je crois à la fécondité évangélique d’un célibat consacré par amour de Jésus-Christ, librement choisi et vécu dans une vie de prêtre diocésain, mais qui ne sera « équilibré » que dans la mesure d’un authentique partage de vie avec un peuple déterminé.

Le problème que j’ai posé à Lourdes, en souci de fidélité à ma mission d’évêque déborde largement nos cas concrets, nos grilles de lecture, nos analyses personnelles, nos jugements trop souvent rapides.
En pensant à tous ceux qui m’ont écrit –ils sont plus de six cents – et qui m’en ont rendu témoignage, je peux vous assurer que j’ai avant tout cherché à dire simplement ce que je crois être une vérité que l’on aurait tendance à cacher. C’est cette vérité qui est la plus précieuse parce qu’elle se veut humble et au niveau de la réalité.
Une fois de plus, vous et moi, nous sommes renvoyés à notre propre fidélité dans notre réponse quotidienne à « Celui qui nous a aimés et s’est livré pour nous ».
Quelle est aujourd’hui notre réponse? Quelle est la vérité de notre prière de demande et d’accueil, de pénitence et d’action de grâces? Quel est dans la vie de chacun le réalisme de la croix, preuve par neuf de l’amour vrai ? Quelle est notre volonté d’amour fraternel, quel est notre souci de partage de la vie des hommes, d’ouverture de cœur et d’esprit à tout ce qui fait leur vie ? Quelle est notre confiance en nos frères les laïcs, et dans les responsabilités qui leur sont propres ?
Dans quelques jours, nous fêterons Noël. Une année finira, une autre commencera, avec l’annonce pleine d’espérance, faite aux premiers témoins de l’Evangile : « N’ayez pas peur. Je vous annonce une grande joie : un Sauveur vous est né. »
Jésus a connu l’angoisse devant sa propre mort. Il n’est pas étonnant que parfois nous ayons peur . Si nous tentons de vivre son Évangile, la lumière de sa Bonne nouvelle brillera, pauvre et merveilleusement féconde. Dans cette responsabilité majeure, la question posée aux prêtres s’adresse à tous les chrétiens.
C’est dans ces sentiments de confiance et en pensant à chacun de vous que je vous offre, chers amis, ainsi qu’à vos familles et à tous les chrétiens de nos paroisses et de nos communautés, si diverses qu’elles soient, mes vœux très affectueux, avec l’assurance de ma prière. Je pense plus particulièrement à tous ceux d’entre nous qui ont plus à souffrir, plus à offrir. Que la Vierge immaculée nous soit douce et accueillante; et que l’espérance, née de notre foi en l’Enfant de Noël, n’abandonne aucun homme de bonne volonté.

La Documentation catholique, 7 janvier 1973, n° 1623
La passion de l’Evangile, écrits et paroles, Guy Marie Riobé
Cerf 1978 (p 36-43)
Réédition en 1998 L’Harmattan p 36-43